Notre journée se déroule à quai. Le dernier scientifique embarqué, Florian Trigodet et ses béchers parvient à nous rejoindre dans un timing parfait. Nous chargeons à bord trois hélicoptères démontés et du matériel scientifique. Certains passagers de nationalités décrétées “originales” doivent rendre des comptes sur la raison de leur présence en sol britannique, ce qui laisse tout le monde pantois puisque nous pensions être en territoire russe sur notre fameux bateau. Mais il semble que non. Et notre conception du territoire est soudainement révisée par les services frontaliers qui transforment le navire en zone de transit. Les coordinateurs se démènent avec une foultitude de paperasse, les douaniers sont trop surpris de voir une expédition menée par l’Institut polaire suisse, financée par la Société russe de géographie et composée d’individus provenant des quatre coins de la planète et qui de plus requièrent du matériel spécialisé, c’est du jamais vu!
L’Akademik Treshnikov à quai, Southhampton
Une poignée d’étudiants parvient à sortir du bateau, et part en exploration dans le centre ville historique de Southampton et son port, connu par certains comme étant la dernière escale du Titanic et plus anciennement du Mayflower. Certains iront profiter du village de Noël et chasseront le wifi dans différents pubs et restaurants, tandis que d’autres iront amasser des sacs de chips et du chocolat pour le voyage. Nous passons la nuit à quai et, le lendemain vers minuit, nous quitterons Southampton qui deviendra ainsi, comme pour les passagers du Titanic, notre dernière escale.
Direction le Sud et la ville du Cap! L’équipage russe se met en action tout autour du bateau, les cordages sont remontés. Le bateau pilote s’avance… Nous cherchons tous une place pour observer. Un mélange d’excitation et d’anxiété se lit sur les visages, nous sommes bien conscients que nous nous apprêtons à faire une traversée de l’Atlantique du Nord au Sud en 23 jours. En sortant de la tempête Angus, qui nous a permis de consolider nos jambes de marins, nous avons ressenti la mer et sa furie. Que nous réserve cette traversée qui nous fera longer les côtes de l’Afrique, passer l’équateur et sans doute traverser quelques cyclones? Sera t il possible de faire les échantillonnages nécessaires? Le matériel tiendra-t-il le coup ? Comment allons-nous réagir au Voyage? Une fois partis, nous serons totalement isolés au large de l’océan…
À mesure que les lumières de Southampton s’éloignent dans la nuit, toutes ces pensées dansent dans nos têtes au milieu des centaines d’hypothèses scientifiques soulevées par chaque discussion. Et les mots de David Walton trouvent ici leurs échos “When you embark on a cruise like this nothing is certain… Except that it will be interesting.”
Sunrise on the Akademik Tryoshnikov
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23 Novembre 2016
Le début d’une routine
Les lectures commencent à bord, premier signe que nous établissons une routine qui devrait cadrer notre prochain mois de traversée. Le petit déjeuner est servi à 7h30 tapante. A 9h00, les présentations débutent. Les travaux sur le pont sont retardés en raison du temps grincheux qui semble vouloir nous montrer que nous ne sommes pas grand-chose dans cette mer houleuse. Chaque étudiant a pour tâche de faire une courte présentation de leur passion et domaine d’études. Deux minutes. Quarante-neuf profils et parcours tout à fait différents: le tout est exceptionnel. Pascal Graf de l’Université de Zurich ouvre le bal des lectures organisées par les scientifiques à bord, et nous présente les dynamiques des vents catabatiques et des cyclones extra tropicaux. Ce qui vaut un détour sur Google afin de visualiser l’ampleur du phénomène.
La présentation de Pascal résonne d’autant plus que nous avançons droit sur un cyclone. Nous pouvons effectivement vérifier sur les instruments de mesure qu’à mesure que nous nous rapprochons, la pression atmosphérique chute. Marcel Du Plessis et Tahlia Henri feront chaque jour des présentations, et conjointement avec Manon Frutschi, ils seront nos référents en science, et logistique à bord. Un trio enjoué et dynamique qui assure la cohésion de tout notre petit monde. C’est une tâche sans répit et leur merveilleux sens de l’humour met de l’huile dans n’importe quel rouage.
La météo chargée nous fera rester à l’intérieur et nous offrira l’occasion de regarder «Before The Flood», documentaire sorti cette année sur le thème du changement climatique, et d’échanger sur la déforestation tropicale. Nous apprenons à déchiffrer les écrans de données de la cantine, et à placer les repères de notre avancée sur la carte maritime placée dans notre petit café. La nourriture servie par Ruda et Dasha nous ravit une fois de plus. Est-ce l’air marin ou le roulis constant qui nous affame autant ? Les quatre rendez-vous gastronomiques journaliers de notre nouvelle routine sont l’occasion pour notre estomac de briller par sa ponctualité.
A la nuit tombante, nous serons préparés à un exercice d’évacuation du bateau, le BOAT DRILL. Il nous faudra courir vers sa cabine, saisir son gilet de sauvetage, se couvrir des manteaux et vêtements les plus chauds, puis se diriger vers les issues les plus rapides qui mènent vers les deux canots. Après 7 sirènes courtes et une longue, soixante-quatre personnes s’entassent en rang d’oignons dans chaque canot. C’est un moment très impressionnant. Andrei Borisovitch Giorbik, quatrième officier, mène les opérations. C’est un homme enjoué et puissamment ravi par son métier. Un coup d’œil à son regard pétillant mettra tout le monde d’accord là-dessus. Chacun des membres de l’équipage vibre de ce même enthousiasme, et c’est très particulier de sentir ce type d’union-là.
Ce soir, nous préparons Thanksgiving, et Jordan Hollarsmith propose une activité sympathique qui consiste à dessiner des mains et à les transformer en dinde. Une belle occasion de rassembler tout le monde et d’écraser quelques mines de feutres. Chacun explore sa créativité et les résultats hauts en couleur provoquent éclats de rire et échanges culturels inattendus. Ces dessins iront habiller les murs de notre cantine. En d’autre terme, nous prenons vraiment nos quartiers sur ce navire.
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24 Novembre.
Le cyclone…
Le bateau est dans une houle forte et constante, prononcée et extrêmement régulière. Les hublots des ponts inférieurs sont par phase sous les eaux. Dans les étages les plus hauts du bateau, l’amplitude du roulis est encore plus impressionnante. Les discussions dans le couloir du 6ème étage sont comiques du fait du rééquilibrage du corps permanent. Tous nos muscles sont mobilisés à chaque instant. Je n’ai jamais été aussi heureuse que la chaise de mon bureau n’ait pas de roulettes. Pour donner une idée de la force de balancement, chaque siège possède une chaîne qui permet de l’ancrer au sol.
Ces quelques jours semblent démontrer que tout le monde a acquis un pied marin. Il est fascinant de voir la capacité d’adaptation de l’être humain dans ces conditions. L’après-midi sera marqué par le passage euphorisant d’un groupe de 8 dauphins qui viendront jouer dans l’écume des vagues découpées par la proue du bateau. Sublime observation d’un moment de jeu à l’état pur et animal.
Les marins sont bienveillants et nous portent une attention de chaque minute. Tous nos déplacements sont suivis et surveillés. La mer nous malmène et il ne serait pas question que quelqu’un sorte dehors seul ou sans avoir prévenu les officiers en charge des quarts. Il est fréquent que les ponts soient fermés, et l’intimité se mélange alors à la promiscuité. La hâte de pouvoir sortir prendre l’air et de commencer les observations scientifiques nous caresse fréquemment.
Entre-temps, nous continuons à apprendre à nous connaître. L’effervescence de ces rencontres est superbe à documenter. Les sujets de discussion sautent de la linguistique au football, en passant par le phytoplancton, et les bons plans de voyage en Afrique du Sud. Les sonars nous indiquent que nous naviguons en des eaux profondes de 3500 m. Nous retrouvons avec délice nos couchettes secouées.
Victorine Sentilhes,
journaliste embarquée avec l’ACE Maritime University.