Pour imaginer la vie à bord, il est important de considérer ce fameux mouvement de ballotage continuel, de prendre en compte un horaire bien réglé sur les quatre repas par jour, la promiscuité et un univers sonore bien particulier.
Il faut s’imaginer qu’aucun espace dans le bateau n’offre de silence. Que ce soit sur le plus haut sommet des ponts, jusqu’au fin fond de la cale, en passant par les recoins des cabines, aucune zone de silence n’est à débusquer. Et je dois insister sur le fait que je les ai ardemment cherchées, en ma qualité de journaliste embarquée. Ces zones de silence constituent pour moi des espaces essentiels où je peux mener mes entrevues. Après quelques jours en mer, il devient évident qu’elles devront se passer partout dans ces nappes sonores denses, où mes microphones sont mis au défi. Selon les heures durant lesquelles vous vous déplacez sur les ponts extérieurs, le vent soufflera, sifflera ou rugira dans vos oreilles. Une bonne occasion de faire remarquer que la direction du vent est donnée par la position dans laquelle vos deux oreilles seront chatouillées par son passage. Travailler avec le son donne d’autres perspectives, c’est certain.
À l’avant du bateau, vous pourrez percevoir le bruit sublime que la proue du navire produit en se frayant un chemin dans cet océan qui s’étend à perte de vue. Vous saisirez le bruit des vagues claquées violemment sur la coque du bateau et la rafale de gouttelettes et embruns immédiatement rendus à la surface de l’eau, le tout dans un son de cymbale. Si les dauphins sont en train de jouer dans ces remous, vous entendrez un bonheur euphorique dans l’éclat de voix des humains autour.
Les cabines, les couloirs, la cantine et tous les espaces intérieurs sont en permanence ventilés par un souffle prononcé faisant un bruit équivalent à celui d’un sèche-linge. Une soufflerie qui a effectivement un mérite en matière de lessives: celui de tout faire sécher.
Le bruit, notamment celui des machines, est constant sur le bateau.
La qualité de l’air est indéniablement parfaite ici si vous ne vous trouvez pas dans le vent des six énormes cheminées d’échappement. Elles aussi émettent un ronronnement grave des plus enveloppants. Sans oublier le bruit constant des moteurs, qui tournent et vrombissent de manière continue, même lorsque que nous sommes à l’arrêt pour les travaux scientifiques. L’arrière du bateau offre souvent un espace protégé du vent. En revanche, il laisse plus de place encore au vrombissement énorme des machines.
Lorsque le temps est mauvais, les vagues font tellement tanguer le bateau que les hélices sortent sporadiquement de l’eau et font à cet instant un grondement qui se propage encore plus puissamment.
Au moment où nous nous arrêtons pour effectuer des prélèvements grâce à la CTD, il est possible de saisir un plus doux clapotis de l’eau. Située dans la même pièce que la CTD, la station de filtration de Yajuan Lin, doctorante en Science et Conservation Marine, actuellement en poste au LabEXMER, à Brest, France, nous offre de loin le bruit le plus agréable du bateau. Sa station filtre l’eau de mer afin d’observer et de photographier le phytoplancton. Son projet a pour but de cartographier l’ensemble des espèces rencontrées durant ce voyage du Nord au Sud de la Terre, puis lors de circonvolution autour de l’Antarctique. Le doux bruit de l’eau y est divin et s’apparente à celui d’une petite fontaine d’intérieur. Nichée au-dessus d’une machine à laver qui n’est pas en fonction, Yajuan nous démontre qu’il est possible de s’installer n’importe où. L’espace sur notre bateau est optimisé et sa station nous laisse rêveur parmi les bourdonnements plus ou moins rugissants selon votre position sur le bateau.
Les annonces que le capitaine Dmitri Karpenkov passe deux à trois fois par jour sont introduites par une courte mélodie qui semble annoncer l’approche d’un train. Dans la cuisine ouverte sur la cantine, il est fréquent d’entendre quelques plats valdinguer selon la houle. Pour ceux qui ont leur chambre proche de la salle de gym, il est certain que le bruit de la balle de ping-pong et le sifflement asthmatique du tapis de course font partie de leur paysage sonore.
La musique de la langue russe est un peu partout dans notre univers, comme le son du norvégien, de l’allemand, du suisse allemand et du français; l’anglais résonne évidemment partout.
En questionnant les passagers sur la question du son, la majorité répond qu’elle n’y prête plus attention; d’autres se montrent plus sensibles et mentionnent relever le bruit du vent sifflant au travers d’un hublot ou celui, lent, atrocement répétitif et régulier, d’une bouteille vide claquant d’un bout à l’autre de la cabine. Giuseppe Suaria me racontait plus tôt qu’une bonne blague qui se fait au large de l’Italie, est de planquer une bille de verre dans une cabine, j’en ai des frissons dans le dos à l’idée de ne pas pouvoir localiser la source d’un bruit si répétitif…
Aujourd’hui, les marins ont commencé les travaux de ponçage des ponts destinés à lutter contre la corrosion. Le hurlement métallique des ponceuses s’ajoutent alors à la cacophonie ambiante. Dans ce manque de silence constant, il arrive que l’oreille se mette à créer des sons, ou se mette à les trier. Le cerveau finit par filtrer une grande partie de ces bruits ambiants. Le retour à la terre ferme sera marqué non seulement par une absence de mouvement, mais également une absence de bruit. Or, je crois que nous avons tous oublié ce qu’est le silence….
Victorine Sentilhes,
journaliste embarquée avec l’ACE Maritime University.